Hier, la Bank of England (BoE) a annoncé qu’elle conduirait temporairement des achats d’obligations souveraines britanniques (gilts) de long-terme afin de répondre à des dysfonctionnements de ce segment de marché et de préserver la stabilité financière.
Beaucoup de commentateurs ont immédiatement proclamé que la BoE reprenait son QE (quantitative easing = assouplissement quantitatif) et qu’il s’agissait d’un virage à 180 degrés par rapport à sa stratégie de resserrement monétaire (arrêt du QE et hausses du taux directeur) engagée ces derniers mois sur fond d’inflation élevée.
Cette interprétation de l’action de la BoE est aussi erronée que répandue ! Je m’explique (et oui, c’est un peu technique donc l’erreur est compréhensible, mais tout de même évitable si on se donne le temps de lire les communiqués pourtant clairs de la BoE).
Une banque centrale peut acheter des obligations souveraines pour 4 objectifs bien distincts :
L’investissement : Une banque centrale a des portefeuilles d’investissement, typiquement largement investis en obligations souveraines étrangères (il s’agit des réserves de change) et domestiques. Ces portefeuilles domestiques servent notamment à assurer l’indépendance financière de la banque centrale - notamment à financer ses frais de fonctionnement (salaires, pensions etc.). Par exemple la Banque de France est à ce titre un investisseur important en OAT. Il ne s’agit pas de QE.
La stabilité financière : Une banque centrale a généralement un double mandat d’assurer la stabilité monétaire (= la stabilité des prix - c’est la fonction de la politique monétaire) et la stabilité financière (= la continuité de la fourniture des services financiers à l’économie réelle, notamment par les banques). En particulier une banque centrale peut intervenir sur des marchés financiers pour préserver la stabilité du système financier, et elle peut agir en tant que prêteur en dernier ressort en prêtant, sous conditions, contre du collatéral et à un taux élevé, à une institution financière solvable faisant face à une tension temporaire de liquidité. Il ne s’agit pas de QE.
La transmission de la politique monétaire : Par sa politique monétaire, la banque centrale influence les taux de financement de l’économie réelle, via les taux de financement des banques. La politique monétaire conventionnelle consiste à influencer les taux de financement à court terme via des opérations de gestion de liquidité de court-terme (typiquement avec des maturités d’une semaine à 3 mois) conduites au taux directeur de la banque centrale, ce qui permet d’influencer l’ensemble de la courbe des taux (puisque les taux de long-terme se forment sur la base des anticipations des taux de court-terme futurs). Parfois, cette transmission de la politique monétaire fonctionne mal en raison de dysfonctionnements de marché, par exemple sur le marché obligataire souverain, qui est un chaînon essentiel de la transmission. Cela justifie que la banque centrale intervienne sur ces segments de marché dysfonctionnels, afin de rétablir une bonne transmission de sa politique monétaire (sinon, ses hausses ou baisses du taux directeur ne pourraient plus influencer l’économie réelle, donc l’inflation). De bons exemples de tels programmes sont les programmes de la BCE : OMT (Outright Monetary Transactions) lancé par M. Draghi en 2012 et TPI (Transmission Protection Instrument) annoncé par Mme Lagarde cette année. Il ne s’agit pas de QE.
L’orientation de la politique monétaire : Dans un contexte de risque déflationniste, il peut arriver un moment où la politique monétaire conventionnelle ne peut être assouplie davantage, car le taux directeur a atteint sa borne basse (zero lower bound), typiquement 0% (même si la rémunération des réserves en excès des banques, comme la facilité de dépôt de la BCE, peut être négative). Pour faire baisser davantage les taux de financement de l’économie (afin d’éviter une déflation), la banque centrale peut alors enclencher une politique monétaire non-conventionnelle, par des achats massifs d’actifs - notamment des obligations souveraines - afin de faire baisser l’ensemble de la courbe des taux. C’est ce que l’on appelle le QE : quand le taux directeur ne peut plus être abaissé, on joue sur la quantité de monnaie.
Le programme d’achats de gilts de longue maturité par la BoE relève clairement de la catégorie 2, et éventuellement de la catégorie 3 (la frontière entre les 2 est fine) - mais certainement pas de la catégorie 4 : ce n’est pas du QE !
En quoi le programme d’achat de la BoE diffère-t-il d’un QE ? En absolument tout, mais notamment en ceci :
Communication : Les responsables de la BoE, comme ici son chef économiste Huw Pill, qualifient clairement l’intervention d’ “opération temporaire et ciblée de stabilité financière” - certainement pas de QE.
Objectif : Il est clairement expliqué par la BoE que les achats de gilts de longue maturité visent à répondre à une volatilité extrême sur ce segment de marché - conséquence des récentes annonces fiscales par le nouveau Chancelier de l’Echiquier et de boucles d’appels de marge sur le marché de la pension livrée (repo). Ces développements de marché mettaient manifestement en péril la solvabilité de certains fonds de pension britanniques, avec des risques de contagion importants. Il s’agit donc bien d’un objectif de stabilité financière.
Ciblage : Un QE vise typiquement un marché large, ce qui permet à la banque centrale d’atteindre ses objectifs de volume tout en minimisant les effets négatifs sur le fonctionnement des marchés. Ainsi, le QE de la BCE visait les obligations souveraines, les obligations d’entreprises, les obligations foncières (covered bonds), et les ABS (asset-backed securities). En revanche, l’intervention de la BoE ne cible qu’un petit segment de marché : les obligations souveraines de maturité supérieure à 20 ans (le segment auquel les fonds de pension sont particulièrement exposés).
Maturité : Dans un QE, la banque centrale contrôle précisément le profil de maturité du portefeuille, afin de gérer dans le temps l’effet d’injection de liquidité. En effet au moment où les obligations sont remboursées par leurs émetteurs il y a ré-absorption de la liquidité. Les portefeuilles de QE sont ainsi typiquement fortement chargés en obligations de maturités courtes et moyennes (moins de 5 ans), car il est généralement difficile de prédire si le risque de déflation sera toujours présent dans 5 ans (cela dit, la banque centrale peut dans le cadre d’un QE acheter, avec mesure, des obligations plus longues). A contrario, l’intervention de la BoE cible des obligations de maturité très longues (car c'est là qu’est localisé le dysfonctionnement de marché).
Volume : Dans un QE, la banque centrale annonce typiquement un volume d’achat important sur une période longue (par exemple pour la BCE, plusieurs centaines de milliards d’euros d’achats sur 12 mois), afin d’ancrer les anticipations du marché et de faire baisser davantage la courbe des taux. Au contraire, pour son intervention la BoE ne communique pas de cible de volume.
Horizon temporel : Dans un QE, la banque centrale intervient massivement et durablement. Au contraire, les achats de gilts de la BoE sont très limités dans le temps - jusqu’au 14 octobre - et conditionnés à la persistance de dysfonctionnements de marchés. [En termes moins politiquement corrects : la BoE intervient sur ce segment pour permettre aux fonds de pension d’alléger leurs positions en gilts de longue maturité et d’ainsi mieux digérer les annonces de M. Kwarteng.]
Revente des obligations : La BoE communique déjà sur la liquidation graduelle du portefeuille de gilts de long-terme une fois retombées les tensions de marché - ce qu’une banque centrale ne ferait évidemment jamais pour un QE (car cela affaiblirait son impact baissier sur la courbe de taux).
Mécanisme de décision : L’intervention de la BoE a été décidée par le Financial Policy Committee - et non pas par le Monetary Policy Committee, responsable de la politique monétaire (donc du QE).
Garantie du Trésor : La stabilité financière étant un domaine partagé entre la banque centrale et l’Etat, l’intervention de la BoE bénéficie d’une garantie entière par le Trésor. Au contraire, dans un QE la banque centrale opère à son propre risque : en effet une garantie de l’Etat compromettrait l’indépendance (réelle ou perçue) de la banque centrale, cruciale pour la crédibilité de sa politique monétaire.
Enfin, et surtout :
Contexte inflationniste : La menace actuelle est une inflation qui s’enracinerait, pas une déflation ! (même si à long-terme, c’est une autre question) La BoE a clairement communiqué sur le fait qu’elle continuerait à monter son taux directeur jusqu’à ce que le retour à la stabilité des prix (= une inflation annuelle de 2%) soit assuré. C’est donc un contre-sens complet de parler de QE alors que des hausses de taux sont dans les tuyaux !
Bref, sur ces questions monétaires il ne faut pas se fier aux médias souvent peu compétents sur ces sujets techniques. Je conseille plutôt de consulter directement la source, en l’occurrence la BoE. Les simplifications paresseuses et les yakafocon de comptoir sont la meilleure garantie de ne jamais rien comprendre.
Merci beaucoup pour ces explications de haute volée! Votre Newsletter est une pepite! Au plaisir
Julien
Super explications (et très accessibles) sur les derniers mouvements de la BoE, merci !
Si je peux suggérez une idée d'article: le Crédit Suisse. Pourquoi autant de rumeur ou bruit sur un risque important, quel est votre avis sur leur situation (enfin si tant est que vos obligations pro vous permettent d'en parler)